16.9.05

Sapienza, princesse érétique.

Si la Sicile nous a habitués aux cas littéraires, on peut s'étonner tout de même de l'apparition inattendue de ce vaste roman, surgi de nulle part, et qui, après avoir été refusé par les grands éditeurs italiens, s'est imposé à titre posthume, par un bouche à oreille lent, mais sûr. Est-ce un nouveau Guépard, autre chef-d'oeuvre qui ne fut lu qu'après la mort de son auteur ? Est-ce un nouveau Horcynus Orca, fameux monstre littéraire de Stefano D'Arrigo (encore inédit en français) ? C'est une incontestable découverte, un survol phénoménal de l'histoire politique, morale et sociale de l'Italie, sous le regard d'une narratrice sicilienne merveilleuse dans ses élans parfois rationnels, parfois passionnels, et c'est la révélation d'un tempérament d'écrivain hors pair.

Goliarda Sapienza, née en 1924 à Catane, en Sicile, et morte en 1996, laissait donc ce manuscrit dont les directeurs littéraires s'étaient désintéressés pendant vingt ans et que son dernier compagnon, Angelo Maria Pellegrino, publia intégralement chez un petit éditeur (Stampa Alternativa) qui, du vivant de l'auteur, n'en avait proposé que le début (en 1994). Elle n'était pourtant pas inconnue. Comédienne cantonnée dans de petits rôles au cinéma - elle apparaît dans Senso de Visconti et, ce qui n'est pas sans intérêt, on lui fait jouer souvent des révolutionnaires et des religieuses... -, mais plus reconnue au théâtre, elle avait épousé le cinéaste Francesco Maselli et donnait, à Rome, des cours d'art dramatique qui ont marqué ses élèves. Elle avait produit un scandale éphémère avec deux livres, l'un consacré à ses séjours dans un hôpital psychiatrique, l'autre à son incarcération pour un vol de bijoux. Ce deuxième récit, L'Università di Rebibbia (une prison près de Rome), lui valut une estime et une notoriété passagères.

Les dimensions de L'Art de la joie et son ambition ne sont peut-être pas les seules causes de la défiance éditoriale. La personnalité écrasante de l'auteur et la psychologie de sa protagoniste, Modesta, sont faites pour déranger. Trop d'exaltation et de crudité dans les scènes sexuelles, trop d'intelligence et de liberté. Oui, il y a de très longs dialogues, oui, des scènes oniriques où l'on quitte terre, oui, des tabous sexuels et familiaux transgressés, l'amour conçu comme un absolu charnel, la vie confrontée des petites gens et des aristocrates, des militants socialistes et des premières féministes, il y a un viol, des amours entre femmes, des tentatives de suicide, oui, il y a Stendhal et Kerouac, la littérature russe et Edgar Allan Poe. Et cela n'a pas plu ?

Qu'était l'Italie littéraire en 1976, quand Goliarda Sapienza terminait ce livre stupéfiant ? Un pays qui avait du mal à se regarder lui-même et à choisir une langue romanesque. La néo-avant-garde avait essayé, en vain, de faire table rase du réalisme. Pasolini avait réinventé le roman social, mais sa personnalité ne pouvait être imitée. Anna Maria Ortese avait elle-même écrit un livre énorme et inclassable, sur Naples, Le Port de Tolède. Elsa Morante, surtout, avait publié la Storia, dont l'héroïne Ida, quoique plus démunie intellectuellement, avait quelques traits communs avec la Modesta de cet Art de la joie. Mais peut-être ne voulait-on pas prendre au sérieux une comédienne qui écrivait ?

Et pourtant, Modesta, sa protagoniste, a une façon unique de décrire le monde et ses pulsions. Née en 1900 (un quart de siècle avant l'auteur), elle arrive dans un univers que la pauvreté, la maladie (elle a une soeur handicapée), la tragédie (un viol) pourraient rendre étriqué, parce que paradoxalement dominé par un excès de sentiments et d'événements. Il n'en est rien, grâce à sa sensibilité, à sa volonté et à une énergie vitale qui parcourt tout le livre. Grâce surtout à des rencontres, dans le couvent où on la place d'office, puis dans la famille princière Brandiforti dont elle va devenir le pivot. Séduisant plusieurs membres de cette famille, elle va épouser le prince, débile mental, mais vivre l'amour avec d'autres, hommes et femmes. De ces personnages qui l'entourent se détachent plusieurs figures : avant tout Beatrice, sa complice passionnée qu'elle arrache à une sorte de fatalité, et Carmine, l'homme humble avec lequel elle découvre et redécouvre la plénitude sexuelle.

On se doute que Goliarda Sapienza a lu D. H. Lawrence, avec qui elle partage un idéalisme social et amoureux, une utopie panthéiste et sensuelle, un esprit inéluctablement hérétique. Mais dans sa narration très libre, où alternent les descriptions poétiques et érotiques, les analyses psychologiques d'une rare profondeur et les dialogues aux digressions irréalistes, dans son acuité politique (les parents de l'auteur étaient des militants socialistes ayant activement combattu le fascisme), se dessine un projet à la fois historique et littéraire qui n'appartient qu'à elle et dont peut-être on ne saurait imaginer la conception ailleurs qu'en Sicile.

Historique, parce que Goliarda Sapienza veut, explicitement, décrire et comprendre des mouvements sociaux, à travers la libre circulation de son personnage, entraîné par sa sincérité et son courage, dans plusieurs milieux de Catane. Modesta converse, avec la même aisance, avec des religieuses illuminées ou perverses, avec une aristocrate déchue, avec un jardinier sensuel et respectueux jusque dans le désir, avec un intellectuel (le médecin Carlo, autre figure frappante du roman), avec Beatrice, celle à laquelle la liera un amour indéfectible, et avec tous les représentants des générations suivantes qui renouvelleront l'histoire de la Sicile et ressusciteront Modesta dans sa vieillesse, en appliquant ses leçons d'indépendance.

Littéraire, parce que le rythme de narration est commandé par le style, animé de l'intérieur. Roman subjectif, L'Art de la joie n'obéit pas aux lois du naturalisme. Trop de « monstres », comme elle le dit elle-même, et d'attention portée à la folie ? Mais où est la folie ? « Je commençais maintenant à connaître l'animal-homme et je savais que nous apparaît comme folie toute volonté contraire à nous, existant chez les autres, et comme raison ce qui nous est favorable et nous laisse à l'aide dans notre façon de penser. » Une trop insistante présence de la mort, surnommée la Certa (la Certaine) ? On est en Sicile. Mais qu'on ne s'attende pas à des stéréotypes sur ce sujet. La mort, comme l'amour, recèle autre chose que ce que les mots désignent d'ordinaire : « Le mal réside dans les mots que la tradition a voulus absolus, dans les significations dénaturées que les mots continuent à revêtir. Le mot amour mentait, exactement comme le mot mort. Beaucoup de mots mentaient, ils mentaient presque tous. Voilà ce que je devais faire : étudier les mots exactement comme on étudie les plantes, les animaux... » C'est ce travail sur le langage qui a permis une telle liberté de pensée et de style. Un style généreux, si l'adjectif ne paraît pas désormais galvaudé. Et qui nous arrive en français dans une traduction précise, fluide et lyrique.
René De Ceccatty
['Sapienza, princesse hérétique'. Article publié le 16 Septembre 2005. 'Le Monde' - 'Le Monde des Livres']
[www.lemonde.fr]
Benché la Sicilia ci abbia abituati ai casi letterari, ugualmente ci si può stupire per l’apparizione inattesa di questo vasto romanzo sbucato dal nulla che, rifiutato dai grandi editori italiani, si è imposto dopo la morte dell’autrice grazie a un passaparola lento, ma inesorabile. Si tratta di un nuovo Gattopardo, altro capolavoro che non fu letto se non dopo la morte dell’autore? Si tratta di un nuovo Horcynus Orca, celebre monstre letterario di Stefano D’Arrigo (ancora inedito in Francia)? Si tratta di un’incontestabile scoperta, un fenomenale panorama della storia politica, morale e sociale d’Italia, sotto lo sguardo di una narratrice siciliana meravigliosa nei suoi slanci a volte razionali, a volte passionali; ed è la rivelazione di un temperamento di scrittrice senza pari.
Goliarda Sapienza, nata nel 1924 a Catania, in Sicilia, e morta nel 1996, lasciava dunque questo manoscritto del quale i direttori letterari si erano disinteressati per vent’anni e che il suo ultimo compagno, Angelo Maria Pellegrino, pubblicò integralmente preso un piccolo editore (Stampa Alternativa) che, viva l’autrice, non ne aveva proposto che l’inizio (nel 1994). Goliarda Sapienza non era tuttavia una sconosciuta. Attrice relegata in piccoli ruoli al cinema (appare in 'Senso' di Visconti e, fatto non privo d’interesse, le si fanno sostenere spesso parti di rivoluzionarie e di religiose…), ma più riconosciuta in teatro, aveva sposato il cineasta Francesco Maselli e conduceva, a Roma, dei corsi di arte drammatica che hanno lasciato un segno sui suoi allievi. Aveva dato vita a un effimero scandalo con due libri, uno consacrato ai suoi soggiorni in un ospedale psichiatrico, l’altro alla sua incarcerazione per un furto di gioielli. Questo secondo racconto, 'L’Università di Rebibbia', le era valso una stima e una notorietà passeggere.
Le dimensioni dell’ 'Arte della gioia' e la sua ambizione non sono forse le sole cause della diffidenza da parte degli editori. La personalità esplosiva dell’autrice e la psicologia della protagonista, Modesta, sono fatte per inquietare. Troppa esaltazione e crudezza nelle scene sessuali, troppa intelligenza e troppa libertà. Sì, ci sono dei dialoghi molto lunghi, sì, ci sono delle scene oniriche nelle quali si abbandona il mondo reale, sì, ci sono tabu sessuali e familiari violati, l’amore concepito come un assoluto carnale, il confronto tra la vita della povera gente e quella degli aristocratici, dei militanti socialisti e delle prime femministe, c’è uno stupro, degli amori tra donne, dei tentativi di suicidio, sì, c’i sono Stendhal e Kerouac, la letteratura russa e Edgar Allan Poe. E questo è piaciuto?
Che cos’era l’Italia letteraria nel 1976, quando Goliarda Sapienza finiva di scrivere questo libro stupefacente? Un paese che aveva difficoltà a guardarsi in faccia e a scegliersi un linguaggio romanzesco. La Neoavanguardia aveva cercato, invano, di fare tabula rasa del realismo. Pasolini aveva reinventato il romanzo sociale, ma la sua personalità non poteva essere oggetto d’imitazione. Anna Maria Ortese aveva anche lei scritto un libro enorme e inclassificabile su Napoli, Il Porto di Toledo. Elsa Morante, soprattutto, aveva pubblicato La storia, la cui eroina Ida, benché meno attrezzata intellettualmente, aveva qualche tratto in comune con la Modesta dell’Arte della gioia. Non è che, forse, si stentava a prendere sul serio un’attrice che scriveva?
E tuttavia, Modesta, la protagonista, ha un modo unico di descrivere il mondo e le sue pulsioni. Nata nel 1900 (un quarto di secolo prima dell’autrice), piomba in un universo che la povertà, la malattia (ha una sorella handicappata), la tragedia (uno stupro) potrebbero rendere claustrofobico, in quanto paradossalmente dominato da un eccesso di sentimenti e di avvenimenti. Ma non è così, grazie alla sua sensibilità, alla sua volontà e a un’energia vitale che percorre tutto il libro. Grazie soprattutto ad alcuni incontri, nel convento nel quale viene spedita d’ufficio, poi nella famiglia dei principi Brandiforti, della quale diventerà il perno. Dopo aver sedotto diversi componenti della famiglia, Modesta sposerà il principe, debole di mente, ma vivrà l’amore con altre persone, uomini e donne. Dai personaggi che le stanno attorno si distaccano alcune figure: prima di tutte Beatrice, complice appassionata che Modesta strappa a una sorta di fatalismo, e Carmine, l’uomo di umili condizioni con il quale scopre e riscopre la pienezza sessuale.
Senza dubbio Goliarda Sapienza ha letto D. H. Lawrence, con il quale ha in comune un idealismo sociale e amoroso, una utopia panteista e sensuale, uno spirito ineluttabilmente eretico. Ma nella sua narrazione molto libera, dove le descrizioni poetiche ed erotiche, le analisi psicologiche di rara profondità e i dialoghi si alternano alle digressioni irrealistiche, nella sua pregnanza politica (i genitori dell’autrice erano dei militanti socialisti che avevano attivamente combattuto il fascismo) disegna un progetto storiografico e letterario che appartiene a lei sola e che, peraltro, non avrebbe potuto essere immaginato che in Sicilia.
Un progetto storiografico, perché Goliarda Sapienza vuole, esplicitamente, descrivere e capire alcuni movimenti sociali, attraverso la libera circolazione del suo personaggio, trascinato dalla sua sincerità e dal suo coraggio, in numerosi milieux di Catania. Modesta conversa, ugualmente a suo agio, con religiose illuminate o perverse, con un’aristocratica decaduta, con un giardiniere sensuale e rispettoso anche nel desiderio, con un intellettuale (il medico Carlo, altra figura che colpisce), con Beatrice, alla quale la legherà un amore indefettibile, e con tutti i rappresentanti delle generazioni più giovani, che rinnoveranno la storia della Sicilia e risusciteranno Modesta nella sua vecchiaia, applicando le sue lezioni di indipendenza.
Un progetto letterario, perché il ritmo della narrazione è dettato dallo stile, animato dall’interno. Romanzo in soggettiva, L’Arte della gioia non rispetta i principi del naturalismo. Troppi “mostri”, come Sapienza stessa li ha chiamati, e troppa attenzione per la follia? Ma dov’è la follia? “Io cominciavo ora a conoscere l’animale-uomo e sapevo che ci appare come follia ogni volontà contraria a noi, esistente presso gli altri, e come ragione ciò che ci è favorevole e ci lascia a nostro agio nel nostro modo di pensare”. Una troppo insistente presenza della morte, soprannominata “la Certa”? Si è in Sicilia. Ma non ci si devono aspettare stereotipi a questo proposito. La morte, come l’amore, porta con sé altre cose da quelle che le parole indicano solitamente: “Il male sta dentro le parole che la tradizione ha voluto assolute, nei significati snaturati che le parole continuano a rivestire. La parola amore mentiva, esattamente come la parola morte. Molte parole mentivano, mentivano quasi tutte. Ecco cosa dovevo fare: studiare le parole esattamente come si studiano le piante, gli animali…”. E’ questo lavoro sul linguaggio che ha permessa una tale libertà di pensiero e di stile. Uno stile generoso, se l’aggettivo non sembrasse ormai abusato. E che ci arriva in francese in una traduzione precisa, fluida e lirica (L’Art de la joie, di Goliarda Sapienza, traduit de l’italien par Nathalie Castagné, ed. Viviane Hamy).